Le Rôle des Fleurs

 


Le Rôle des Fleurs

 

DE toutes les offrandes que l'on fait au Divin, la fleur est la plus subtile, et aussi la plus mystérieuse car dans sa simplicité, elle capte les vibrations de l'akasha ou l'élément éthérique lui-même, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus abstrait, de plus pur, de plus parfait. Elle est par excellence, la forme derrière laquelle il y a le son—le tout puissant mantra créateur.

 

En plus de cela, la fleur représente tous les autres éléments de la nature dont elle est la synthèse parfaite: l'air, l'eau, le feu, la terre, et elle est encore tous les différents sens de l'homme car elle peut être vue par sa couleur, sentie par son parfum, goûtée par son miel, touchée par les doigts qui la cueillent et même entendue par celui qui a la patience et l'oreille assez fine pour percevoir le déroulement de ses pétales. Il y a certaines fleurs—la primevère du soir, par exemple—qui s'épanouissent en quelques minutes et qu'on voit trembler sur leur tige, si forte est la vibration de vie qui les saisit au moment de leur éclosion.

 

La fleur est la conscience psychique de la nature, exprimant ce qu'il y a de plus haut et de plus humble, ce qu'il y a de plus précieux et de plus minutieux. Elle est un grand pouvoir non-révélé.

 

Si la fleur est le Nom lui-même—chaque vibration du son s'est inscrite au cœur de la fleur dans un triangle où il a pris forme, elle est encore le Nombre qu'elle exprime par ses pétales, par ses étamines, par les sépales de son calice. Tout ce qui la compose a une signification précise: le lotus familier à cinq pétales est le

 

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 "Suprême descendu sur la terre" tandis que les dieux créés par l'homme ont dans les temples, comme siège, un lotus à mille pétales. La fleur nous révèle des qualités psychiques bien avant que nous ne sachions les voir seuls. Tout près de nous, par exemple, les chrysanthèmes symbolisent l'énergie, les pétunias l'enthousiasme, les phlox l'habileté, les zinnias l'endurance, etc. D'autres fleurs disent plutôt des états d'âme: l'effort consciencieux des verveines, l'ouverture de plus en plus grande des barleries, la réceptivité sur tous les plans des glaïeuls, l'offrande de soi des roses-trémières pour atteindre le but ultime de la vie mystique où la rose joue le rôle crucial de la rencontre entre le Divin et l'adorateur, au point de jonction des quatre bras de la croix, là où l'impensable vient prendre une forme précise pour être projetée dans l'innombrable manifestation. La rose se donne toujours. Elle est à la fois l'appel de tendresse au Divin et l'abandon du Divin qui se donne toujours sans compter. Tous les mystiques cueillent des roses dans le jardin secret de l'expérience spirituelle, et nous les donnent, symbole du quaternaire, le trait d'union indispensable sans lequel il n'y aurait pas d'intimité entre l'adorateur et Dieu.

 

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On a souvent demandé à la Mère de l'Ashram comment elle avait donné à chaque fleur sa signification profonde. Mais c'est qu'elle la voit, alors que nous ne la voyons pas en ce point d'unité où, des lumières captées, sont nées les fleurs avec une signification exacte; elle sait ce qui peut être tangiblement transféré des valeurs extrêmes, chaotiques dans le positif comme dans le négatif. On lui a aussi souvent demandé "pourquoi" et "comment" elle donne telle ou telle fleur à certains disciples et pas à d'autres. Les questions vont même jusqu'à vouloir percer le mystère de ce qui est transmis par la fleur donnée, ou. de ce qui est bien caché dans la "caverne du cœur" du disciple, et qu'il ignore encore lui-même.

 

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On entre ici dans le symbolisme où toutes les explications sont bonnes pour dire la chose suivante qui est très simple: il y a l'élan de celui qui demande quelque chose ou qui attend quelque chose, et il y a la réponse ou le don, c'est-à-dire l'exaucement. Entre les deux, la Mère est l'instrument; elle est "ce qui agit" tout en restant au delà de tous les opposés qui peuvent être pensés, de toutes les émotions qui peuvent être senties. Celui qui reçoit une fleur de ses mains sait qu'elle est un mantra vivant qui agira profondément, à son heure; tout dépend de l'ouverture, de la sincérité, de la soumission de celui qui s'abandonne à l'influence divine. Il y a là un processus de transmutation, de stimulation qui est évident. La fleur est le pouvoir actif qui remplit son but,car

           "la grâce divine est en action

           la main qui donne est amour."

 

La fleur établit ainsi un rapport direct entre la Mère qui donne et celui qui reçoit, ou inversement entre le disciple et la Mère, avec un langage dont l'efficacité est qu'il s'exprime par le silence. Le message muet de la fleur est net, précis, souvent tranchant comme la lame d'un rasoir, mais il peut toucher ce qui doit être touché sans que les mots fassent se dresser les révoltes et les oppositions absurdes de la nature rebelle. Toutes les fleurs sont belles, aussi bien celles qui signifient des qualités à acquérir que celles qui révèlent des obscurités à dépasser car ces aspects n'existent que dans la relativité objectivée du disciple qui voit le chemin encore à parcourir et le point d'où il est parti. A ce mo-ment-là, les fleurs qu'il reçoit deviennent pour lui, littéralement, les marches de l'escalier de lumière à gravir. L'ajustement se fait progressivement, dans l'amour de la Mère Divine créatrice des formes multiples, hors de la mesure du temps car, pour le gourou qui assiste à la transformation, un jour ou un mois n'ont guère de valeur différente. Il y a seulement le moment du réveil, l'instant d'ouverture où, tout à coup, la fleur, si belle soit-elle, disparaît, et où seul son parfum embaume...

 

De l'altitude où la Mère donne un pouvoir aux fleurs, ces

 

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notions mantriques sont indiscutables; de là l'importance des fleurs entre la Mère et ses disciples, et l'entendement dans lequel les fleurs ont une valeur absolue.

 

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Les petits enfants de l'Ashram apportent à la Mère des fleurs pour leur beauté et parce qu'elles leur plaisent. Mais souvent déjà, ils jouent avec les significations et savent fort bien, en cas de besoin, aller quérir la force ou la qualité qui leur est nécessaire. Ils s'avancent vers Mère l'offrande pure à la main sans que leurs fleurs soient soudain revêtues des désirs secrets de l'âme, du cœur ou du corps, de mensonges subtils qui sont souvent inconscients, comme c'est fréquemment le cas pour les grands. Et ces derniers le savent bien! Dans la grande famille des disciples, la touchante humilité avec laquelle chacun prépare son bouquet pour l'apporter à la Mère est peut-être l'expression la plus spontanée du don de soi, de l'aspiration matérialisée. Pour certains, c'est une analyse minutieuse qui, exprimée par une fleur, perd sa dureté sans perdre son acuité car, "ce qui doit être fait sera fait" tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre. La fleur est seulement une "passerelle jetée sur l'abîme" entre des valeurs inexprimables.

 

Le matin de bonne heure, les disciples-jardiniers apportent chacun, à la "chambre des fleurs", une corbeille pleine de fleurs cueillies dans les jardins de l'Ashram. Celles-ci sont triées avec soin. Les tiges sont coupées, les feuilles enlevées. Les corolles sont arrangées d'après les couleurs et les grandeurs. Les plus petits détails prennent une importance capitale à cette "foire des fleurs" où les marchands donnent tout pour rien, avec une patience affectueuse, où les acheteurs n'ont pas d'argent et sont d'une exigence raffinée, car il s'agit de satisfaire leur être psychique avant tout. Les enfants sont pressés et encombrants à cause de la cloche de l'école qui va sonner, les professeurs, les travailleurs ont leurs occupations à heure fixe. Pourtant chacun a le temps de critiquer les fleurs offertes, les détaille, les examine car rien n'est

 

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 jamais assez exact pour dire clairement.. .ce qui est encore flou dans l'aspiration montante! C'est d'autant plus à la fleur de cristalliser cette aspiration qui se cherche, d'être le diagramme rigoureusement exact du chakra évoqué, consciemment ou inconsciemment, du Nom lui-même dans sa forme aussi raréfiée que possible...

 

"Ce pétale est froissé, dit un disciple au jardinier, cette fleur est trop pâle, donnez-m'en une autre. Ce matin, il me faut absolument les fleurs suivantes: contentement vital et guérison spirituelle, c'est très important..." C'est en effet très important. L'offrande d'une fleur résume tout ce qui est impliqué dans les sacrifices traditionnels périmés—que ce soit la paire de colombes ou le buffle blanc, le cheval védique ou les nourritures terrestres: gâteaux, miel, fruits et parfums, l'eau, le sel ou l'encens. Il y a "ce qui est offert au Divin", et "ce que le Divin donne" à son tour à son bien-aimé en signe d'alliance. Ici, à l'Ashram, les fleurs sont le "Signe de l'Esprit" manifesté, l'arc-en-ciel qui remplit les mains ouvertes, une promesse de réalisation dans la suprême compassion. "L'herbe frissonne de plaisir, l'air vibre de lumière, les arbres dressent vers le ciel leur prière ardente, le chant des oiseaux devient un cantique... Les fleurs apportent avec elles le sourire du Divin..."1

 

Les offrandes ont leur autel—le Samadhi de Sri Aurobindo dans la cour de l'Ashram, lieu de paix et de Présence, d'ardente communion entre l'Esprit et la forme. Deux fois par jour, le tapis multicolore des fleurs fraîches est renouvelé, avec au centre, un peu surélevé, l'emblème des deux triangles entrecroisés qui sont le sceau du Maître dessiné avec des fleurs de grenadier rouge éclatant. Chaque matin aussi, la Mère reçoit un certain nombre de disciples qui, jour après jour, ont besoin d'elle, au coeur de l'enseignement direct qu'elle donne, pendant toute la longue période du travail intérieur, des progrès difficiles, de la transformation profonde de l'être...

 

1  Prières et méditations, 2e éd. pp. 374 sq.

 

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Mais cette transformation peut s'opérer sur un plan beaucoup plus vaste encore, et les fleurs être le sacrifice d'une envergure qui couvre la terre et soit universel. Pendant toute a dernière guerre mondiale et les deux ans qui la suivirent, la Mère fit compter avec une minutieuse exactitude, corolle par corolle, bouton par bouton, toutes les fleurs qui fleurissaient à l'Ashram d'une liste méticuleusement établie. Les sadhaks, par groupe, comptaient les fleurs, par cent mille de chaque espèce, avec une patience aveugle et une tranquillité parfaite. Des visiteurs se mêlaient à eux à certaines occasions de l'année. Par corbeilles, les fleurs étaient apportées à la Mère—immense offrande muette, secrète, sacrifice ardent de beauté pour équilibrer le travail d'enfantement brutal de la Nature dans une de ses crises de destruction. La Force neutralisante agissait par le sourire éternel de compassion, l'amour enveloppait la nuit obscure, l'amour répondait aux appels, calmait les angoisses de ce qui naissait et mourait— immense sacrifice dans l'accomplissement de la Parole: "Tout ce qui vient du Divin doit retourner au Divin". Les larmes étaient

devenues le parfum des fleurs offertes.

 

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A l'Ashram, trois fois par semaine, tous les disciples, les enfants de l'école et les visiteurs défilent devant la Mère. Ce moment s'appelle: la Bénédiction. Dans le rang, certains disciples apportent à la Mère un plateau recouvert d'une mosaïque de fleurs avec la certitude qu'une d'entre elles leur sera rendue, d'autres tiennent quelques fleurs enfermées dans leurs mains jointes comme s'il s'agissait d'une coupe, d'autres n'apportent rien du tout. Ces derniers sont le flot du fleuve, les témoins de l'expérience en cours, les sadhaks patients et fidèles qui n'objectivent plus leurs désirs car ils connaissent une profonde quiétude. Ce sont les croyants qui savent que l'heure de la rencontre viendra. Il y a aussi dans le cortège les "passants" d'un jour, qui sont curieux, et soudain émus parce qu'ils sentent bien qu'il y a là quelque chose qui se passe qu'on ne peut pas leur expliquer, et qu'on ne peut pas leur

 

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donner. Mais il sont saisis par la beauté de toute la scène, et par la sérénité tangible qui s'en dégage.

 

En général, aux bénédictions, à moins d'un message spécial à transmettre, Mère donne la même fleur à chacun. C'est souvent un hibiscus rouge, un bouton qui ne s'ouvre jamais, synthétisant la sollicitude divine dans sa promesse d'éclosion, ou encore la fleur blanche du frangipanier, la perfection psychologique qui sera atteinte quand tous les plans de l'être seront également consentants et harmonisés.

 

Certains disciples touchent leur front avec la fleur reçue, puis leurs yeux, leurs oreilles, leurs lèvres et leur cœur. D'autres partent pressés, devenus soudain timides car sa main les a touchées,son regard les a vus. Mère a donné, et elle a reçu—elle a créé.

 

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Les fleurs n'ont pas d'autre rôle à l'Ashram que de transmettre un enseignement rigoureux dont personne ne parle parce qu'on le vit à sa mesure, selon ses capacités. Le langage des fleurs, comme celui des hiéroglyphes, nécessite une clé. Cette clé est celle de la sincérité la plus absolue qui un jour ou l'autre départage ce qui appartient à l'imagination, aux émotions ou tout simplement à l'automatisme de l'être même quand celui-ci crie: "Seigneur, éclaire-nous, guide nos pas, montre-nous la voie vers la réalisation de Ta loi..." Il y a beaucoup de choses à nettoyer jusqu'à ce que l'instant de vie créatrice fuse. Les premiers pas seuls peuvent être accompagnés jusqu'à ce que la marche soit assurée, ensuite il n'est plus question que d'expérience directe. Il fut un temps, il y a vingt ans de cela, où Mère écrivit des phrases mantriques avec des fleurs pour un tout petit nombre de disciples. Elles sont toujours valables, vivantes, avec la même intensité d'aspiration. Elles peuvent servir de bornes sur le chemin du yoga intégral.

 

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Mais cet enseignement essentiellement subjectif et individuel doit rester harmonie et équilibre à tous les degrés. Que les mots qui disent l'effort de tout l'être en travail, en pleine transformation restent imprégnés du parfum des fleurs, de leur beauté, et par dessus tout du sourire de la Mère qui les donne parce que cela doit être.

 

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                                                                                                                            LIZELLE

 

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